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"Je me couche en ayant faim": quand les personnes sans domicile livrent leur quotidien à l'Insee

"Je me couche en ayant faim": quand les personnes sans domicile livrent leur quotidien à l'Insee
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Paris (AFP) - "Où avez-vous dormi la nuit dernière?" Adossée aux grilles d'un square à Paris, Estelle Cardot pianote la réponse d'Ahmed* sur sa tablette et enchaîne sur la question suivante."Ça ne prendra que quelques minutes", promet l'enquêtrice de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

Ce soir-là, ils sont six représentants de l'Insee à assister à une distribution d'aide alimentaire porte de Saint-Ouen dans le nord de la capitale, avec un objectif: interroger les bénéficiaires sur leur profil, leur quotidien et leurs difficultés dans le cadre de la première enquête nationale menée sur les personnes sans domicile depuis 2012 en France.

"Est-ce que vous êtes allé voir une association pour vous aider à trouver un travail, un logement, accéder à des soins?", poursuit l'enquêtrice."Quand vous avez dormi dehors, est-ce qu'une maraude est venue pour voir?Est-ce que vous avez été, au cours de la semaine dernière, dans un point de distribution pour petit-déjeuner, déjeuner, dîner?"

Les questions défilent, les réponses aussi.Arrivé en 2019 en France en provenance de Tunisie, Ahmed explique qu'il gagne "parfois 5 euros, parfois 15 euros" par mois en travaillant sur les marchés, il "fait vérifier" son infection à l'oeil chaque vendredi auprès d'un médecin, va aux distributions d'aide alimentaire, confie "avoir souvent faim"."Mais je ne manque pas d'eau", ajoute-t-il.

- Douches municipales -

Il se lave dans les douches municipales, récupère des vêtements auprès d'associations, a déjà appelé "50.000 fois le 115", le numéro d'urgence pour les personnes sans abri, qui n'a jamais répondu.Il appelle encore "de temps en temps" mais sans illusion. 

Si l'homme de 22 ans s'est plié plutôt bien volontiers au jeu de questions-réponses, nombreux sont ceux à avoir décliné ce soir-là.Sur les quelque 220 personnes recensées ce soir-là, les enquêteurs en auront approché une cinquantaine suivant un système de tirage au sort aléatoire basé sur la place dans la file d'attente.

Sept questionnaires courts (une quinzaine de minutes) auront été remplis.Chou blanc en revanche concernant les questionnaires longs (une heure).

"Si les gens sélectionnés ne veulent pas répondre, on n'insiste pas", indique Estelle Cardot. 

L'échange est parfois interrompu, jugé trop long.Ou tout simplement impossible.Le questionnaire, totalement anonymisé, a été traduit en plus d'une vingtaine de langues (anglais, arabe, portugais, russe, ukrainien...) mais pas dans toutes.Un homme parlant kabyle doit rebrousser chemin.Approchée, une Afghane de 62 ans enfile, elle, les oreillettes pour répondre au questionnaire en dari sur la tablette de l'Insee.

Quelques jours plus tard, nouvelle enquête de terrain cette fois dans le 19e arrondissement de Paris.Assis dans le jardin d'une association venant en aide aux personnes précaires, Julien*, 48 ans, a accepté de prendre une heure pour répondre à la longue liste de questions des enquêteurs. 

- Salade et forfait internet -

Consommation d'alcool et de tabac, parcours scolaire, vie familiale, alimentation - à quelle fréquence consomme-t-il des légumes et de la salade ? - qualité de sommeil, maladies mentales, formation professionnelle : tout y passe. 

"C'est long votre truc", lance en rigolant cet ancien enfant placé à la Ddass qui s'est retrouvé à la rue à la suite d'une rupture avec son compagnon avec lequel il vivait depuis 18 ans. 

Entre deux cigarettes, il déroule sa vie.Père inconnu, mort de sa mère, balloté de foyers en foyers...Aujourd'hui, il est hébergé dans un appartement partagé et géré par une association, fume "20 clopes" par jour, ne boit plus une goutte d'alcool.Lui est-il arrivé d'aller se coucher en ayant faim?Souvent, parfois, rarement, jamais?"Souvent". Dispose-t-il d'un téléphone portable?"Oui".A-t-il un forfait internet?"Non". 

Appelé à noter sur une échelle de 0 à 10 son quotidien, il répond : "moins 10. C'est de la merde ma vie, je ne fais plus confiance à personne, je me sens seul tout le temps, je n'ai pas de famille ou d'amis à qui parler, je me sens rejeté".Tout le temps?"Très souvent". 

*les prénoms ont été changés

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