En Inde, des militants contre les mariages d'enfants

Beed (Inde) (AFP) - Pendant la saison des mariages, le téléphone de Tatwashil Kamble sonne sans arrêt.Au bout du fil, des interlocuteurs qui veulent empêcher des unions de mineures, contre la volonté des familles qui y voient un moyen de sortir de la pauvreté.
Depuis qu'il s'est lancé dans ce combat en 2012, ce défenseur des droits des enfants affirme avoir empêché des milliers de mariages illégaux.
Dans le pays le plus peuplé de la planète - plus de 1,4 milliard d'habitants - la loi a fixé à 18 ans l'âge du mariage.Mais les entorses y sont fréquentes.L'Unicef a recensé en 2023 en Inde un tiers de 4,5 millions de mineures mariées au monde.
Alors, dans l'Etat du Maharashtra (ouest) où il opère, l'activisme de Tatwashil Kamble n'est pas souvent le bienvenu.
"Les anciens du village pensent souvent +mais comment ose-t-il venir ici empêcher un mariage ?+", raconte le militant de 40 ans."Et ça va parfois jusqu'à des altercations physiques".
C'est en voyant une adolescente mourir d'hémorragie lors de son accouchement qu'il a décidé de s'investir pour venir en aide aux jeunes filles et empêcher leurs mariages.
"Je me suis dit: il y a tant de jeunes filles qui se marient sans que, après leur mort, on reconnaisse que c'était un mariage d'enfant.On dit simplement +la mère est morte+ et on oublie qu'elle était une enfant..."
- Peu d'options -
Dans son district agricole de Beed, la majorité des habitants ne peuvent vivre du seul produit de leur exploitation.Ils partent travailler six mois par an dans des champs de cannes à sucre, à de centaines de kilomètres de leur domicile.
Leurs enfants sont confiés aux grands-parents, les plus âgés les accompagnent dans les champs.Et quand les jeunes filles atteignent la puberté, elles sont très vite mariées.
"Ce n'est pas comme si nous n'aimions pas l'idée (qu'elles soient) éduquées", explique Manisha Barde, qui s'est mariée avant ses 18 ans et travaille dans les champs de cannes à sucre.
Elle rêvait que sa fille devienne médecin mais, comme beaucoup de mères, elle a fini par se résoudre à arranger son mariage avant que les autorités ne l'en empêchent.
"S'il y a avait de bons emplois", dit la mère, "nous n'aurions jamais envisagé de la marier".
Trouver un époux aux adolescentes constitue aussi une façon de les protéger contre les violences sexuelles et d'éviter aux familles le déshonneur d'une relation hors-mariage, arguent leurs parents.
- Rares célibataires -
"Très peu de filles sont encore célibataires à l'âge de 18 ans", explique à l'AFP Ashok Tangde, 59 ans, à la tête du comité de protection de l'enfance de Beed."J'ai vu des filles qui n'ont jamais fréquenté une école", constate-t-il, navré.
Sur les cinq premiers mois de l'année, la ligne dédiée de Tatwashil Tangde a reçu 321 appels.
D'octobre à mars - la saison traditionnelle des mariages en Inde - ce nombre peut grimper à 10 à 15 appels par jour, émanant de personnes invitées à la cérémonie voire de la future épouse elle-même.
"Empêcher un mariage (...) peut conduire à des (situations) tragiques", reconnaît le militant, M. Tangde, "certaines personnes sont prêtes à frapper ceux qui viennent s'y opposer".
Jyoti Thorat avait 16 ans lorsque ses parents l'ont mariée à un homme de 20 ans, enterrant définitivement ses ambitions de devenir policière.
"Mes parents l'ont décidé et j'étais mécontente", se souvient, dix ans après, cette mère de deux garçons.Avant elle, ses deux sœurs avaient été mariées avant l'âge légal, ses parents ayant choisi de privilégier l'éducation de leur seul fils.
Jyoti se souvient encore de son immense désespoir quand elle a réalisé que son seul avenir était de travailler dans les champs de canne à sucre, comme beaucoup d'autres filles de son âge.
"Nous avons commencé à travailler l'année de notre mariage", dit-elle, "une machette avait déjà été préparée pour nous".